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Le Magicien d’Oz – There’s no place like home

2 Sep

Aujourd’hui, on s’intéresse au film le plus vu au monde, soit l’équivalent de La Bible pour les livres – si vous jouez au Trivial Poursuit vous savez de quoi je parle. Le Magicien d’Oz (The Wizard of Oz – 1939) de Victor Fleming, l’illustre réalisateur d’Autant en Emporte le Vent, adapté du roman de L. Frank Baum. Je suis si enthousiaste de parler de ce film que je danserai bien sur une route de briques jaunes en chantant, mais je pense que Dorothy et ses potes expriment l’essentiel ici :

Dorothy Gale s’ennuie dans la petite ferme du Kansas où elle vit avec son oncle et sa tante. Une horrible voisine riche et acariâtre veut lui enlever son chien, Toto. Elle ne peut rien faire contre et est désespérée. Lorsqu’un ouragan dévastateur passe sur la ferme, Dorothy est assommée et rêve qu’elle se retrouve à Oz, un pays peuplé de petits hommes où règnent des fées, mais surtout un grand magicien qui peut exaucer tous les souhaits. En chemin, pour le retrouver afin de rentrer chez elle, elle croise la route d’un épouvantail (qui n’a pas de cervelle), d’un homme de fer (qui n’a pas de cœur) et d’un lion (qui n’a pas de courage). Ils lutteront ensemble pour trouver ce fameux magicien, afin qu’il leur donne ce qui leur manque à tous.

Si l’histoire est globalement la même du livre au film, on ne retrouve presque rien de similaire du point de vue des détails, le changement le plus criant étant la couleur des fameuses chaussures de l’héroïne. Dans le roman, les souliers sont argentés. Dans le film, ils sont rouges (rubis, même). Pourquoi ? Parce que Le Magicien d’Oz est un des premiers films en Technicolor. Du milieu à la fin des années 30, la couleur à l’écran était une révolution et un véritable argument marketing (comme pour le son, le numérique et la 3D), les gens allaient au cinéma pour voir de la couleur à foison et constater le progrès. Les souliers de Dorothy, qui sont presque un personnage à part entière, ne pouvaient PAS être bêtement argentés.

Le Magicien d’Oz, c’est aussi Somewhere over the rainbow (Oscar de la meilleure chanson), chanté par Dorothy alors qu’elle est dans sa ferme perdue dans le Kansas, avec une image filmée en sépia. Dans son esprit d’enfant, elle ne connait qu’une seule chose de colorée : l’arc-en-ciel, et elle s’imagine un pays plein de couleurs, derrière l’arc-en-ciel, où les rêves se réalisent.

Puis, une tornade éclate (une des plus grosses craintes des États-Unis, le Kansas en étant le centre) et passe sur la ferme de Dorothy, qui n’a que le temps de se réfugier dans sa chambre. S’ensuivent des effets spéciaux incroyables qui montrent la ferme s’envoler (une reproduction miniature de la ferme était filmée au ralenti en train de tomber) et atterrir… derrière l’arc-en-ciel. 

Au tout début de la scène, l’image n’était pas filmée en sépia mais… en couleur! L’intérieur de la ferme avait été peint en marron, et une doublure de Dorothy (si l’on regarde de près, on remarque très bien que ce n’est pas Judy Garland) vêtue d’une robe couleur « sépia » ouvre la porte de dos. Puis, la vraie Dorothy fait son entrée avec sa robe bleue.

Le passage du sépia à la couleur est une excellente utilisation de la nouveauté pour rendre le changement d’univers flagrant. L’émerveillement du spectateur (qui a payé sa place pour voir de la couleur) est encore plus grand. Après avoir été coincé dans des teintes sépia durant les 20 premières minutes, une porte s’ouvrant sur les couleurs de l’arc-en-ciel nous contente et nous fait réellement changer d’univers en même temps que Dorothy.
Pour marquer encore plus le temps de l’émerveillement, il n’y a aucune musique avant l’ouverture de la porte, puis elle redémarre avec l’apparition des couleurs. Le parlé/chanté marque également la différenciation des deux mondes. Avant d’arriver à Oz, il n’y a eu qu’une seule chanson (Somewhere over the rainbow), très mélancolique. Après son arrivée, les scènes chantées et dansées s’enchaînent à grande vitesse, avec des rythmes beaucoup plus joyeux.

L’autre passage important du film avec l’arrivée à Oz, c’est le départ d’Oz. Une fois sa mission terminée, Dorothy apprend qu’elle avait le pouvoir de rentrer chez elle dès le début, grâce à ses souliers et à une formule magique : « There’s no place like home ».

La traduction littérale de cette formule magique donnerait « Il n’y a pas d’endroit comme chez soi », étrangement la VF traduit comme ceci : « Je veux retrouver ceux que j’aime ». La version originale ferait référence à la situation des États-Unis qui, ne sachant pas comment se positionner par rapport à la guerre qui avait lieu en Europe, préféraient « rester chez eux » et fermer les portes.
En revanche, l’histoire de cette fillette qui s’ennuie dans sa ferme loin de tout et cherche à s’évader pour s’accomplir est caractéristique du rêve américain. Le pays d’Oz peut être perçu comme un El Dorado, nécessaire au parcours initiatique des héros. On peut voir la Cité d’Émeraude (où règne le magicien) comme un New York fantastique avec ses hautes tours qui scintillent. Finalement, Oz est une terre d’accueil où l’on aide les vagabonds et laissés pour compte (Dorothy qui est loin de chez elle et n’a pas de parents, et ses 3 amis à qui il manque des qualités vitales). Mais la moralité de ce film sur l’exil (fantastique, musical et coloré, ça passe mieux) est que le seul foyer dans lequel on se trouve bien, c’est celui que l’on se fabrique soi-même, avec ses amis, la famille n’ayant presque aucun rôle ici.

Une citation : « Toto, I’ve got a feeling we’re not in Kansas anymore. » Dorothy Gale

A savoir : Cette réplique est classée 4e plus grande réplique du cinéma américain. | A l’origine, la Méchante Sorcière de l’Ouest devait être sublime et sexy, mais le réalisateur s’est raisonné : ce n’était pas possible, les méchants sont vieux et moches.| Judy Garland avait 17 ans, elle a du perdre plusieurs kilos et se faire comprimer la poitrine pour ce rôle, Dorothy étant censée être une petite fille.

Le ballet des Chaussons Rouges

31 Août

Mille ouvrages théoriques sur le cinéma vous le démontreront par A+B : le septième art est le plus total des arts puisqu’il peut en lui seul réunir et contenir les six autres. Cela ne rend pas les autres arts moins importants, et ce n’est pas parce que l’on va au cinéma qu’il faut arrêter de lire ou d’aller au musée, mais certains films sont de véritables prouesses artistiques, et pour nourrir cette prise de conscience sur « le cinéma comme art total », un film déclasse tous les autres.

Les Chaussons Rouges (The Red Shoes – 1948) est un film de Michael Powell et Emeric Pressburger, un duo de cinéastes indépendants, auteurs de bon nombre de classiques du cinéma britannique.

Le film est ultra célèbre pour sa ballerine rousse et ses chaussons de danse rouge vif, à ne surtout pas confondre avec l’autre paire de chaussures rouges la plus connue du cinéma : celles de Dorothy du Magicien d’Oz (1939 – on y reviendra). Elles ont pourtant chacune un pouvoir sur celle qui les portent.

Côté symbolique, la couleur rouge a autant de significations positives que négatives, à savoir : la passion, la sexualité et le triomphe d’un côté, et le sang, l’enfer et le danger de l’autre. Ce qui traduit complètement l’ambivalence du personnage principal et son histoire. Venons-en.

Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges The Red Shoes 1948 0011

Les Chaussons Rouges raconte l’ascension simultanée d’une ballerine, Victoria Page (Moira Shearer) et d’un compositeur, Julian Craster (Marius Goring). Ces deux personnages forment un trio amoureux avec celui qui les unit : le directeur de la troupe de ballet, Boris Lermontov (Anton Walbrook). Julian écrit un ballet pour Victoria à la demande de Lermontov, Les Souliers Rouges, inspiré du conte d’Andersen.
C’est un triomphe, Victoria devient une ballerine célèbre dans toute l’Europe, mais l’histoire d’amour naissante entre Victoria et Julian provoque la colère et la jalousie de Lermontov. Il renvoie le compositeur et Victoria démissionne, renonçant ainsi à sa passion pour la danse et l’art au profit de son amour. Mais l’héroïne qu’elle incarne dans Les Chaussons Rouges prend le dessus sur Victoria, les chaussons ne s’enlèvent plus et n’arrêtent pas leur course folle.

La scène culte de ce film, c’est la scène du ballet des Chaussons Rouges, la clé de voûte de l’histoire. Ce ballet incroyable qui dure 17 minutes nécessita une vingtaine de décors somptueux, 53 danseurs et 4 semaines de tournage. Victoria danse alors le conte d’Andersen « Les Souliers Rouges », l’histoire d’une jeune femme qui tombe amoureuse d’une paire de souliers. Elle les enfile et se met à danser, heureuse et légère, jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, exténuée, elle tente de s’arrêter, mais les souliers ne sont pas fatigués et continuent de danser, interminablement.

Avant de la regarder et pour bien en profiter, il faut voir en quoi cette scène réunit tous les arts à elle seule? Littérature et poésie : il s’agit d’une adaptation du conte « Les Souliers Rouges » du célèbre conteur danois Hans Christian Andersen, à qui l’on doit notamment « La Petite Sirène », « Le Vilain Petit Canard », « La Petite Fille aux Allumettes », etc. Danse et pantomime : il s’agit de l’histoire d’une ballerine, il y a donc de longues scènes dansées qui allient un jeu théâtral digne d’acteurs muets. Musique : l’un des personnages principaux s’est fait voler ses compositions musicales pour le ballet, la musique originale – composée spécialement pour le film, a reçu l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure musique. Peinture, Dessin et Architecture : sont présents dans la vingtaine de décors de théâtre « sur scène » dans lesquels Victoria danse et saute de l’un à l’autre. Ces décors sublimes ont été construits à partir de véritables peintures réalisées par Hein Heckroth, qui obtint pour ce film l’Oscar du meilleur directeur artistique (décors, costumes et accessoires). Voici quelques unes des peintures en question, que vous reconnaitrez sûrement en regardant l’extrait :

Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges montage red shoes 1

Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges 001

Voici donc le monstre :

 

En parallèle de la mise en scène décrite plus haut, Victoria fait également une traversée de l’art en dansant de tableaux en tableaux : elle passe par un cirque, un bal, un musée (dans lequel les œuvres tombent par terre), un cimetière (avec colonnades et statues) et danse avec du papier imprimé.

Le plus important étant les techniques propres au cinéma utilisées dans la scène : superpositions de plans, glissements hallucinogènes (quand elle se regarde dans la vitrine), fondus enchaînés, apparitions dues au montage (les chaussons qui disparaissent de la vitrine et apparaissent à ses pieds). Ces techniques sont là pour nous rappeler, au cas où on l’aurait oublié, que l’on regarde Les Chaussons Rouges le film, pas le ballet. Les spectateurs dans le théâtre où joue Victoria ne peuvent pas voir cela, nous si. Avec un film, on peut faire encore plus de choses et on ne s’embarrasse pas de la réalité, de ce qui est possible ou pas.

Ce film est une réflexion sur l’art, la vie et la douleur obligatoire qui les relie. La douleur des choix que l’on fait pour vivre et les sacrifices pour l’art, du corps et de l’esprit. Danser sur la pointe des pieds pour toujours serait aussi douloureux que de taper sur les touches d’un piano toute sa vie, de gratter les cordes d’une guitare à l’infini, ou de ne jamais s’arrêter d’écrire. Si l’on fait le choix de « faire de l’art », on s’y consacre corps et âme, ou pas du tout. Mais si l’on ne peut pas vivre sans danser, sans peindre ou sans écrire, que reste-t-il comme choix sinon mourir ? L’art mérite-t-il que l’on meurt pour lui?

Ces dilemmes impossibles sont classiques des films de Powell et Pressburger, dont les personnages sont toujours tiraillés entre l’ambition et l’amour et la vie et la mort. Michael Powell justifia l’immense succès des Chaussons Rouges par ceci : « Pendant dix ans on nous avait dit à tous d’aller mourir pour la liberté et la démocratie, et maintenant que la guerre était finie, Les Chaussons Rouges nous disait d’aller mourir pour l’art. »

Enfin, ce film rend l’art accessible à tous. En payant un simple ticket de cinéma, on peut voir un vrai ballet sans passer par la case opéra / robe longue / costume trois pièces. Une révolution.

UNE citation : “- Why do you want to dance? – Why do you want to live?”  Boris Lermontov & Victoria Page

A savoir : Une version remastérisée du film par Martin Scorsese est sortie, en Blu-Ray et au cinéma, en 2010. Cette version a fait l’ouverture du festival de Cannes en 2009, quand Scorsese en était le président.