Tag Archives: Années 70

Le cake d’amour de Peau d’Âne

31 Août

J’espère que vous vous rappelez toutes de votre première séance de cinéma.
Du plus loin que je me souvienne, j’avais 6 ans et la maman d’une copine nous avait emmenées voir Peau d’Âne de Jacques Demy (1970 – NAN je n’étais pas née, je vous vois venir, c’était une rétrospective) – adaptation du conte populaire en vers de Charles Perrault, comme chacun sait (ou pas).

Finalement, c’était aussi bien qu’un Disney : une histoire de princesse et sa marraine-la-fée dans un royaume avec des chansons, un beau prince et tout le bordel. Quand tu le revois dix ans plus tard : tu fantasmes toujours sur les robes, tu chantes les chansons avec de la chantilly plein le cœur, mais surtout : tu captes enfin la morale du conte, tu trouves la réalisation bien psychédélique, Jean Marais trop sexy (ne me faites pas croire que je suis la seule) et tu saisis les références littéraires. Ça fait toujours drôle.
Bref, j’en appelle à vous, folles de comédies musicales / littérature / contes de fées / cinéma : ce film est fait pour vous.

Scène culte #15 : Le cake damour de Peau dÂne peau d ane 1970 03 g 1024x663

Avant de mourir, la mère de Peau d’Âne fait jurer à son époux de ne la remplacer que par une femme qui sera « plus belle et mieux faite » qu’elle. Le roi jure, mais demeure inconsolable et se renferme sur lui-même. Un jour, on lui présente une liste de vieilles gribiches à marier, toutes plus vilaines et stupides les unes que les autres. C’est alors que le portrait d’une bombasse lui passe entre les mains. C’est elle qui lui faut ! « Qui est-elle? C’est votre fille, majesté. » Il fait sa demande. Une fée du royaume, la marraine de la jeune fille, conseillera à la belle d’accepter seulement si son père peut lui offrir une robe couleur du temps, couleur de lune et couleur du soleil : des épreuves, obstacles infranchissables. Mais le roi les lui offre. La fée sort alors son joker : il devra lui céder la peau de son vieil âne, celui qui pond de l’or et des pierres précieuses. Et il le fera.
Elle s’enfuira, la peau de l’âne sur le dos et de la suie sur le visage. Elle deviendra la souillon d’une vieille sorcière (cracheuse de crapauds, en référence à un autre conte de Perrault – Les trois fées) à s’occuper des cochons, torchons et autres tâches ingrates qui se terminent en « -on » et vivra reculée dans les bois, dans une cabane aussi miséreuse que son château était luxueux. Un jour, un prince y passe (guidé par une rose) et la découvre dans sa robe couleur du soleil. De retour à son château, il se meurt d’amour et réclame que Peau d’Âne lui fasse un gâteau, seul moyen de le guérir.

Je crois que l’on s’est toutes posé la question : mais… POURQUOI elle met sa plus belle robe pour cuisiner? Je sais que vous aussi, vous frémissez quand elle allume le feu et surtout quand sa manche baigne dans le bol de farine et dans le beurre.

En fait, la salissure ressentie par l’enfant de par la demande en mariage de son père (qui est immorale et incestueuse) est matérialisée par la peau de l’âne, vêtement répugnant qu’elle choisit de porter et qui lui vaut son surnom. C’est cette peau, cette salissure intérieure, qui la réduit à un état de souillon, un être incompris, l’exile loin de tout et lui vaut des moqueries. Lorsqu’elle met sa robe couleur de soleil (la plus luxueuse de toutes), c’est qu’elle est en contact avec le prince / l’amour, et qu’elle s’échappe de la relation incestueuse d’avec son père. En somme, on porte le poids d’un acte immoral quel qu’il soit comme un lourd vêtement dont seul l’amour peut nous débarrasser.

Bien sûr, il y a d’autres questions comme : sa bague, elle ne fond pas dans le four? Et le petit poussin, elle l’adopte? Pourquoi il a ses plumes quand il sort de l’œuf? Et elle a vraiment mis une heure pour nettoyer sa mini-cuisine? Auxquelles on peut peut-être juste répondre par : c’est du cinéma.

Comme sa recette qui est tout de même assez approximative, avec des mesures « poétiques » : une main, un souffle, une larme, un soupçon – termes pouvant appartenir au champ lexical des relations.
Cette scène est aussi une analogie de la traditionnelle galette des rois (qu’elle énonce avec les recettes du début), puisqu’elle doit mener au mariage du prince, qui fera de lui un roi !

Vous aurez compris que la morale de Peau d’Âne, c’est de ne pas confondre les amours : on aime ses parents, mais on ne les épouse pas. D’un autre côté, j’ai un peu envie de dire « Allô ! Son père, c’est Jean Marais, alors c’est normal qu’elle soit amoureuse de lui, si j’puis m’permettre! » Mais bon.

On peut ajouter que sa marraine, la fée des Lilas, s’acharne à « sauver » Peau d’Âne de ce mariage, aussi parce qu’elle-même est amoureuse de son père, le roi. Sinon, elle voyage dans le temps : petit apport scénaristique de la part de Demy. Il est question dans le film (dont l’action se déroule au XVIIe siècle) d’hélicoptère, de piles, de téléphone et auteurs « du futur » : Cocteau, Apollinaire, le dialogue entre le prince et la rose est un clin d’œil au Petit Prince de St Exupéry, et seront nommées parmi les prétendantes du prince la Princesse de Clèves et la Comtesse de Ségur. L’esthétique (les chevaux teints en rouge, les serviteurs bleus, par exemple) et les couleurs flashy sont des références au pop art, car avant de réaliser Peau d’Âne, Demy avait passé 2 ans aux États-Unis. Cela renforce encore la morale du film/conte : quelles que soient les époques, les relations incestueuses ne sauraient être admises car elles n’ont pas leur place dans l’ordre des choses, même dans le futur.

UNE réplique : « La vie n’est pas toujours aussi aisée qu’on croit – Qu’on soit petite gens ou bien fille de roi. » – La Fée des Lilas

A savoir : Jim Morrisson, leader des Doors, venait sur le tournage de Peau d’Âne, s’asseyait dans un coin et regardait, émerveillé. (Agnès Varda, réalisatrice et femme de Jacques Demy, raconte tout cela dans son excellent film Les Plages d’Agnès.)