L’eau comme élément fantastique dans Titanic

18 Déc

Aujourd’hui, pas de Scène Culte, mais un petit travail rédigé pour mon séminaire de Peinture dans le Cinéma Fantastique (le meilleur cours du monde, soit-dit en passant), dans lequel je devais étudier un élément fantastique – quel qu’il soit – dans le film de mon choix. Évidemment, j’ai choisi Titanic. Pour le sujet, j’ai beaucoup hésité entre l’eau, la main et le portrait… J’ai finalement choisi l’eau. J’ai décidé de le partager pour ceux qui aiment Titanic / ont une heure à tuer / aiment cogiter sur des symboliques obscures. Comme ça, quand vous irez le (re)voir au cinéma en 3D au mois d’avril, vous le verrez peut-être – j’espère – d’une manière différente !

Sujet : L’eau comme élément fantastique dans le Titanic de James Cameron (1997)

« Autour de nous, tout n’était qu’horreur, épaisse obscurité, un noir désert d’ébène liquide. »

Edgar Allan Poe
« Manuscrit trouvé dans une bouteille » Histoires extraordinaires (1856)

Introduction

Entre vaisseaux fantômes, naufragés ou disparus en mer, bateaux grouillants de rats à bord desquels la peste se développe, Île aux Morts et barque de Caron menant aux Enfers, l’imaginaire du bateau est directement associé au tragique de la mort. Parmi cet imaginaire mêlant la mer et la mort, le Titanic, paquebot britannique de la White Star Line réputé pour son gigantisme et son luxe, en percutant un iceberg en plein Océan Atlantique la nuit du 14 avril 1912 et causant ainsi la mort de 1500 personnes alors qu’il effectuait son tout premier trajet, du sud de l’Angleterre (Southampton) jusqu’à New-York, a une place prépondérante. Le réalisateur américain James Cameron raviva en 1997 l’intérêt du public pour ce fait réel tragique, en sortant dans les salles de cinéma le film Titanic qui fut un immense succès populaire, critique et économique, récompensé par onze Oscars en  1998, dont celui du meilleur film.

Avec un souci extrême du détail dans la reproduction du navire, du déroulement du voyage et de l’identité des passagers présents, Cameron fait vivre au spectateur l’expérience cauchemardesque du naufrage. Pour cela, il le fera pénétrer dans les souvenirs de Rose Calvert, une vieille dame issue de la haute bourgeoisie rescapée du Titanic, racontant l’histoire d’amour qu’elle a vécu à bord, quatre-vingt-quatre ans plus tôt, avec Jack Dawson, un artiste vagabond, passager de troisième classe. Cette histoire d’amour, récit dans le récit, est extrêmement simpliste. Cameron le dit lui-même, c’est « Roméo et Juliette dans un bateau ». Ce récit shakespearien est destiné à Brock Lovett, chef d’une équipe de fouille, qui cherche sans relâche dans la carcasse du Titanic un bijou d’une valeur inestimable qui aurait été à son bord, et dont la découverte lui apporterait gloire et fortune.
C’est dans une navette sous-marine que Rose raconte son histoire à bord du Titanic et comment elle a vécu le naufrage. C’est dans les eaux profondes où repose la carcasse du navire que ce récit est fait pour la première fois ; il ne pouvait être fait qu’ici. Dans la profondeur des ondes, le navire renaît.

Il y a deux personnages principaux dans ce film : Rose et l’eau. Il convient donc d’étudier respectivement ces deux identités dans toute leur complexité pour définir le rôle de l’eau et son importance comme élément fantastique dans Titanic.

Partie I) L’imaginaire de l’eau dans Titanic

Tout d’abord, il faut prendre en compte le fait que l’eau est le seul élément naturel représenté dans le film. En effet, l’absence quasi-totale de vent (qui aurait provoqué des vagues, léchant les contours de l’iceberg, et aidé les marins à le repérer pour éviter le naufrage) peut être considéré comme un facteur assassin, aucun feu n’est représenté – exception faite des feux de détresse lancés pendant le drame, et il n’est pas non plus question de terre, puisque l’intégralité du film se déroule au milieu d’un désert aquatique.

1.1. L’eau dans tous ses états

Dans Titanic, à aucun instant les personnages ne boivent de l’eau pour se désaltérer, consommant uniquement du champagne, du brandy, de la bière ou du thé. L’eau « pure » ne possède pas ici sa fonction première qui l’associe à la vie. Dans Titanic, l’eau tue.

1.1.1.        Vapeur : la buée

La scène centrale du film, qui précède la collision du paquebot et de l’iceberg, est la scène dite « de la voiture ». Jack, après avoir portraituré Rose nue dans son appartement, se rend avec elle dans les soutes du navire, ils entrent dans une voiture et font l’amour pour la première et unique fois. Une ellipse narrative efface cet acte de l’écran, il sera uniquement suggéré par la présence de buée recouvrant les vitres du véhicule, due à la chaleur des deux corps en mouvement.
La vapeur est l’état de l’eau le plus désordonné : les molécules s’ignorent, la cohésion est supprimée et l’eau se disperse. Le volume d’une eau en vapeur est 1700 fois plus important que lorsqu’elle est à l’état liquide. Cette vapeur d’eau – invisible, est matérialisée par la buée sur les vitres de la voiture. Dans cette scène, la voiture est donc remplie d’eau, inondée, et devient alors le premier espace qui submerge les deux personnages ensemble, avant même l’océan.
Et sur cette vitre de voiture embuée, une main – celle de Rose, apparaît et vient frapper la surface en son milieu, puis glisse vers le bas. Effaçant ainsi la buée, elle prouve sa présence et ainsi l’acte qui en est la source. La trace laissée par sa main crée comme un tableau abstrait et primitif, que l’on peut associer aux parois préhistoriques. L’eau entoure l’Homme dans sa condition la plus basique, animale, entre instincts amoureux et peurs ancestrales.
Cette scène, milieu exact du film, est aussi celle de la renaissance de Rose, dans laquelle elle brise les frontières sociales, morales et religieuses qui l’enfermaient. Cette renaissance ayant lieu dans un espace confiné, chaud et humide rappelle le ventre maternel, éternellement associé à l’eau.

Titanic Photogramme / Main rupestre (grotte de Cosquer) – Anonyme

1.1.2.        Solide : l’iceberg

La scène « de la voiture » précède de quelques minutes la scène dite « de l’iceberg », condamnant Rose dès sa renaissance à une mort promise.
Parmi l’étendue d’eau liquide, c’est encore de l’eau mais à l’état solide qui mènera le bateau à sa perte. Le bloc de glace, perforant la coque du paquebot en la heurtant, ouvrira le passage à l’eau liquide qui s’infiltrera peu à peu dans le bateau, comme une maladie, et aura raison de lui. Contrairement à l’eau vapeur très dispersée, l’eau solide a une disposition géométrique très régulière des molécules qui la composent, aussi serrées que Rose l’était dans son corset. Ainsi, l’iceberg s’associe à une figure de l’ordre s’opposant aux choix et à la nouvelle vie de Rose, et se dresse devant elle, faisant littéralement obstacle. C’est d’ailleurs ainsi qu’Edgar Poe, dans sa nouvelle Manuscrit trouvé dans une bouteille, définit l’iceberg : « un obstacle ordinaire de glace ». Il incarne un ordre des choses qui doit être établi ou ne pas être du tout, condamnant ses opposants à mort.

Photogrammes Titanic

1.1.3.        Liquide : la pluie

Outre l’étendue d’eau liquide qui compose l’immense Océan Atlantique, une autre forme d’eau liquide apparait dans le film : la pluie. C’est celle qui tombe sur Rose, une fois arrivée à bon port, à New York, à la fin du film.
La pluie, considérée comme un symbole de renaissance, glisse sur Rose et la lave de sa vie passée. Translucide, douce et pure, elle s’oppose à l’eau noire, amère et salée de l’océan dans lequel elle baignait précédemment, sorte d’immersion totale dans la mort.
Comme en biologie, il existe ici un cycle de l’eau symbolique. Selon Carl Jung « les sombres eaux de la mort deviennent les eaux de la vie (…) la mer, bien qu’engloutissant le soleil le ré-enfante dans ses profondeurs. » C’est l’eau noire dans laquelle Jack a péri qui tombe du ciel, purifiée, sur Rose en lui redonnant la force de vivre et de suivre ses idéaux nouveaux.

Photogrammes Titanic

1.2. L’eau noire et la mort

L’élément qui lie de façon instantanée l’eau à la mort dans l’inconscient est la nuit noire. C’est cette noirceur omniprésente qui transforme l’eau, de quelque nature qu’elle soit, en eau lourde, chargée de mal.

1.2.1.        L’eau du Styx et le mythe de Caron : la frontière

Dans L’Eau et les Rêves, Gaston Bachelard écrit : « La mort est un voyage, le voyage est une mort ».
Dès l’Antiquité, l’association du navire au trépas était établie, et la nécessité d’un passage en bateau pour rejoindre le royaume des morts était un thème quasi universel, qu’il s’agisse de la barque du Passeur (Mekhnet) dans l’Egypte Antique qui permettait aux défunts de franchir un cours d’eau pour gagner le paradis, ou la barque de Caron dans la mythologie grecque qui faisait traverser le Styx – fleuve des Enfers, aux trépassés pour rejoindre le royaume des morts et trouver le repos.
Le bateau ou la barque sont indispensables, puisque, selon des croyances, de simples âmes désincarnées ne peuvent franchir seules une étendue d’eau, une force invisible les en empêchant.
Après la vie, les morts se reposent dans un monde autre que celui des vivants, censé être paradisiaque. C’est l’appellation du Styx – « fleuve des Enfers », qui terrorise. Il apparaît alors que ce n’est pas la destination qui est effrayante, mais uniquement la traversée. C’est le stade intermédiaire qui effraie, nous ne sommes plus tout à fait dans un monde et pas tout à fait dans un autre. Le voyage équivaut au néant, qui plus est dans une eau obscure, mêlée au ciel noir. On retrouve ici le concept freudien « d’inquiétante étrangeté », malaise né d’une rupture avec la rationalité rassurante de la vie quotidienne ; à savoir, être sur terre et pouvoir identifier des lieux connus autour de soi, par exemple.  Ce concept est matérialisé dans Titanic, qui est un film sur la rupture d’avec sa terre, ses idéaux, sa classe sociale, sa famille et jusqu’à sa vie. Et ces diverses ruptures se font en un unique lieu : le bateau, traversant une frontière aquatique.

1.2.2.        De l’eau au ciel

Dans Titanic, l’eau et le ciel sont extrêmement liés, graphiquement et symboliquement, par l’infinité propre à chacun, entre firmament et ondes abyssales.
Tout d’abord, notons qu’ils se confondent et se répondent, l’eau n’étant ni plus ni moins qu’un miroir du ciel. « L’eau, par son reflet, double le monde et les choses » écrit Bachelard, « l’eau prend le ciel et le ciel prend l’eau ». Le ciel boit l’eau.
Lorsque le soleil est étincelant (au tout début du film), sa lumière se reflète sur l’eau et en fait une surface blanche immaculée, qui s’opposera plus tard à la nuit noire du ciel qui tombera dans la mer, annonçant le deuil.

Photogramme Titanic

 Eau et ciel confondus vont de paire, graphiquement, avec l’esthétique impressionniste du film, que l’on retrouve dans les tableaux de Monet (Les Nymphéas) présents dans les effets de Rose ainsi que dans les « tableaux » lors du naufrage, formés par l’écume des corps humains tombant dans l’eau, semblables aux touches de peintures apposées par Monet sur ses toiles (cf. : photogramme suivant).

Photogramme Titanic

C’est le noir du ciel, chargé de tous les mystères et peurs enfantines qu’il engendre, se reflétant dans l’eau qui rend les tableaux si tragiques. En effet, si l’iceberg s’était manifesté le jour, tout le film (et probablement le naufrage réel) en eut été changé. L’évènement aurait paru beaucoup moins angoissant. Mais il s’agit de prendre le problème à l’inverse : le paquebot a heurté l’iceberg uniquement parce qu’il faisait nuit noire ; la nuit du 14 avril 1912 était en effet une nuit sans lune. Le ciel nocturne et l’eau sont tous deux responsables de l’hécatombe. L’univers et la nature était contre les Hommes cette nuit-là, le paquebot incarnant l’humanité (machine géante créé par l’Homme, qui lui confère le luxe, le faste ainsi qu’une réputation d’insubmersibilité auquel il aspire). Dans Manuscrit trouvé dans une bouteille, Poe écrit : « Mon camarade (…) me rappelait les excellentes qualités de notre bateau. » Les forces naturelles s’allient ensemble,  prouvant ainsi à l’Homme qu’il n’est pas « le maître du monde » (cf. : célèbre réplique criée par Jack à bord du Titanic : « I am the king of the world !»).

1.2.3.        Mourir dans l’eau

Parmi toutes les possibilités de mort, la mort dans l’eau a une place bien singulière. A propos de la mer, Bachelard écrit : « C’est un élément matériel qui reçoit la mort dans son intimité, comme une vie étouffée, comme un souvenir tellement total qu’il peut vivre inconscient, sans jamais dépasser la force des songes. » La puissance maternelle conférée à l’eau garderait les âmes des défunts, comme une « vie dans la mort ». Entre liquide amniotique et formol, la mer garde ses victimes en son sein. Les âmes des êtres morts dans l’eau seraient ainsi condamnées à un état d’errance emprisonné sous les flots, donc à un inévitable fantomatisme.
Soulignons également l’impossibilité de recueillement sur les tombes des morts en mer. On ne peut se rassurer en se rendant dans un endroit où l’on sait que le corps se trouve. On retrouve là aussi la notion « d’inquiétante étrangeté » freudienne, tellement il est habituel dans les sociétés actuelles (et encore plus dans des sociétés ancestrales telles que celle de l’ancienne Egypte) de se recueillir auprès des corps défunts. Les morts en mer sont de vrais disparus.

1.3.Titanic et l’eau dans la poétique d’Edgar Poe

Dans la poétique d’Edgar Poe, on retrouve deux types d’eaux prépondérants : celles de la joie et celles de la peine. L’eau, comme vivante, évolue. On parle d’un véritable « destin de l’eau ». Mais dans le style morbide de Poe, si les eaux claires finissent toujours par s’assombrir, jamais une eau sombre ne s’éclaircit. Son récit Manuscrit trouvé dans une bouteille, rédigé à peine vingt ans avant le naufrage du Titanic, semble annoncer l’évènement, comme une prédiction : « Oh ! horreur sur horreur ! – la glace s’ouvre soudainement (…), le navire tremble – ô Dieu ! – il se dérobe, – il sombre ! »

1.3.1.        L’eau vive

Chez Bachelard, les « eaux claires, printanières et amoureuses », celles qui inspirent rêveurs et poètes et invitent à la contemplation narcissique, sont l’équivalent des eaux « vives et joyeuses » chez Edgar Poe. Mais ce type d’eau se fait rare, puisque condamné à l’embourbement et à la noirceur, on ne le trouve qu’en début de récit, chez Poe comme dans Titanic.
Lorsque Poe parle d’une eau vive, plus que son aspect, il évoque le son qu’elle émet, un « bruissement joyeux ». On reconnait alors la nature de cette eau au tout début du film, lorsque Jack, émerveillé par la grandeur de l’océan et du paquebot, voit des dauphins sauter au pied du navire. La présence de ces animaux n’est pas anodine : elle signifie qu’à cet instant l’eau est vivante, puisqu’elle peut accueillir la vie, contrairement à sa version contaminée, noire et mortuaire que nous découvrons à la fin du film.
L’eau accompagne également les deux personnages de Jack et Rose dans leur histoire d’amour, changeant de couleur lors de ses « accouplements » avec le soleil. Tantôt bleue, orangée, « or et pourpre » – telles les eaux vives de L’île des fées de Poe, les eaux sont favorables à l’amour et à la naissance des sentiments, mais ce tant que la lumière est encore présente.

Photogrammes Titanic

1.3.2.        L’eau assassine

Il n’y a pas dans Titanic de tableaux aquatiques faisant penser aux eaux enragées des peintures de Turner ou à celles que décrit Edgar Poe, des tempêtes sans pareil causant à leur perte de gigantesques navires.
Le fameux dicton « Il faut se méfier de l’eau qui dort » peut être pris au pied de la lettre dans Titanic. Si, de l’extérieur, le Titanic vogue sur une mer d’huile, presque terrifiante par sa platitude et son absence de vagues, c’est à l’intérieur qu’y règne une véritable tempête. Après la collision avec l’iceberg, perforant les parois du navire, l’eau – sous pression, est propulsée contre les murs et parois intérieures dans un vacarme terrifiant. Elle s’immisce dans chaque ouverture, faisant disjoncter le système électrique du navire, le plongeant dans le noir. Elle franchit chaque paroi « étanche » et gagne petit à petit la totalité du bateau, comme une maladie elle gagne chaque compartiment, dans une agonie qui durera plusieurs heures. L’eau réduit à néant les intérieurs au luxe outrancier des appartements, inondant les cabines et balayant tout sur son passage (meubles, lustres, porcelaine). Edgar Poe écrit : « Tout ce qui était sur le pont, nous exceptés, avait été balayé par-dessus bord ; le capitaine et les matelots avaient péri pendant leur sommeil, car les cabines avaient été inondées par la mer. » Lors de l’inondation progressive du Titanic, certains plans dévoilent, à l’intérieur des cabines dans lesquelles le niveau de l’eau monte, des passagers dans leurs lits, résolus à mourir dans leur sommeil (un couple de personnes âgées, une mère et ses enfants). Que l’eau soit projetée violement ou qu’elle monte lentement jusqu’à étouffer les passagers, elle n’épargne personne.

Photogrammes Titanic

1.3.3.        L’eau morte

Une fois le vacarme du naufrage calmé – c’est-à-dire une fois que le Titanic a définitivement coulé puisque la tempête n’avait lieu qu’en son intérieur, la mer noire revient à son état stagnant. Toujours sans aucune vague, elle est plus lourde mais aussi plus épaisse qu’avant, pareille à du sang. Chez Poe, la substance de la matière est augmentée, renforcée, quand la douleur humaine s’y ajoute. C’est le cas dans Titanic. Dans Manuscrit trouvé dans une bouteille, nombre de citations de Poe transcrivent avec exactitude les situations que nous retrouvons à l’écran dans Titanic : « le navire est littéralement enfermé dans les ténèbres d’une éternelle nuit et dans un chaos d’eau qui n’écume plus », « autour de nous, tout n’était qu’horreur, épaisse obscurité, un noir désert d’ébène liquide ». En effet, la vaste étendue de liquide noir, jonchée de cadavre, s’est transformée en véritable cimetière. Quand le canot de sauvetage arrive pour trouver d’éventuels survivants à l’hécatombe, pareil à une barque de Caron « inversée » qui chercherait des âmes à ramener au royaume des vivants, seule Rose se manifestera en rassemblant avec peine tout l’air qu’elle peut pour souffler dans le sifflet d’un des membres de l’équipage, rompant ainsi le silence de mort ambiant, « dans un enfer liquide où l’air devenait stagnant, où aucun son ne pouvait troubler les sommeils du kraken. »


Photogramme Titanic

Partie II) Rose, muse aquatique

Rose est le cœur du film et son personnage principal, au même titre que l’eau elle-même.
De nombreuses créatures maléfiques féminines sont très souvent liées à l’eau, royaume tout aussi sombre, insondable, mystérieux et dangereux que la nuit. L’eau, élément féminin par excellence, traduit toute l’ambigüité de l’érotisme féminin : en surface, elle est lisse, sensuelle, troublante ; en profondeur, elle devient sombre, tumultueuse et dangereuse. Au même titre que le monde aquatique, la lune et les ténèbres, l’image de la femme est, selon Bachelard, « rattachée aux puissances de l’inconscient ».

2.1. La Sirène

Ces personnages mythologiques, mi-femmes mi-poissons, sont connus pour leur potentiel de séduction qu’elles utilisent sur les marins – chantant de douces mélodies, afin de mener leurs navires au naufrage. Toujours représentées flottant sur la mer, les sirènes sont vouées à l’érotisme, mais aussi à l’art. La scène où Rose demande à Jack, jeune artiste qu’elle découvre au même titre que les Picasso, Monet et Degas qu’elle ramène d’Europe aux Etats-Unis – comme une Gertrude Stein, de la dessiner nue allie ces deux caractéristiques de la sirène (« Ce fut le moment le plus érotique de toute ma vie », confie-t-elle).
En plus de la ritournelle qu’elle fredonne à plusieurs reprises dans le film (« Come Josephine in my flying machine, going up she goes… »), Rose possède deux attributs des sirènes : le peigne et le miroir. Si lors du récit de sa jeunesse ils sont peu présents (ils le sont néanmoins dans la scène dite « du portrait »), ce sont les deux effets personnels retrouvés dans la carcasse du navire qu’on lui remet, vieille dame, avec le dessin lui-même. Le miroir, attribut des sirènes, est aussi celui d’Aphrodite, déesse grecque de l’Amour et des Arts (au même titre que Rose), née de l’écume de la mer. Elle est l’ancêtre des sirènes mais la protectrice des marins.

Vénus au miroir – Pierre Paul Rubens (1616) / Photogramme Titanic

Le peigne, quant à lui, symbolise le sexe féminin. Les sirènes, toujours dotées d’une chevelure abondante, souvent blonde ou rousse, symbole de leur potentiel érotique et amoureux, passent leur temps à se peigner. Lors de la scène « du portrait », Rose porte son peigne d’or dans sa chevelure, c’est la dernière chose qu’elle enlève en se déshabillant.

A Mermaid – John William Waterhouse (1901) / Photogramme Titanic

2.2. La Nymphe

Les nymphes, divinités grecques – dont certaines sont aquatiques (les Ondines), sont de belles et douces jeunes filles vivant dans un environnement luxuriant (luxueux, pour Rose) et se consacrent à la danse et, là encore, au chant. Comme les sirènes, elles sont connues pour leur pouvoir érotique et leurs nombreuses aventures, qui donnent ainsi naissance au terme « nymphomanie ».
Rose est une danseuse, comme elle le démontre lors de la fête sur le pont des troisièmes classes en faisant des pointes, et sa possession d’une toile de la série des Danseuses d’Edgar Degas dans ses effets, ressemblant de près à L’Etoile, confirme encore son intérêt pour cet art.

Photogramme Titanic

En biologie, « la nymphe » représente un stade de développement de la larve, lors des mues de métamorphose des insectes. On parle de stade nymphal. Rappelons que dans Titanic nous assistons autant à la métamorphose de Rose qu’au naufrage d’un bateau.
Lors de la traversée, Rose est apparentée à une nymphe, quelle que soit sa définition.
2.3. La muse préraphaélite

L’Angleterre de Victoria Ière – période qui prenait fin seulement une dizaine d’années avant la création du Titanic, conservatrice et chrétienne, impose une morale rigoureuse et un conformisme social. Le mouvement pictural préraphaélite s’oppose de manière virulente au matérialisme victorien et aux conventions néoclassiques de « la machine de l’art académique » (propos de John Ruskin). Ainsi, les préraphaélites dénoncent l’inertie académique et le fini sombre de la peinture de la première moitié du XIXe, privilégiant les couleurs vives et les sujets légers, n’ayant pour seul objectif que d’être plastiquement « beaux ».

Les artistes de l’époque (Millais, Hunt et Rossetti en tête) se consacrèrent beaucoup au portrait féminin et, pour réchauffer les couleurs de leurs toiles, privilégiaient les modèles aux cheveux roux.
Cette couleur flamboyante leur plaisait d’autant plus que sa simple représentation brisait les codes de l’époque. En effet, dans l’Angleterre victorienne, les roux n’étaient pas seulement considérés comme étant laids, mais comme portant malheur. Ils représentaient aussi un tabou religieux, étant liés par cette capillarité à Judas Iscariot. Associés au mal et aux forces occultes, une légende de l’époque décrétait que la présence d’un roux sur un navire le vouait au naufrage. Ce n’est donc pas par hasard que l’actrice Kate Winslet dut se teindre les cheveux en roux pour incarner Rose.

Portrait of Elizabeth Siddal – Dante Gabriel Rossetti (1854) / Photogramme Titanic

Elizabeth Siddal, une jeune femme à la chevelure rousse et adoratrice des arts, posa pour les plus grands artistes de cette époque avant qu’ils ne soient reconnus, alors que leur place à la British Academy était encore à faire. En posant pour Jack, Rose incarne ce modèle au destin tragique, qui sera le visage de la célèbre Ophélie de Millais.
Opulente chevelure rousse, poses alanguies et nudité, Rose incarne la muse d’un artiste nouveau, par amour de l’art et par amour de l’artiste en question (Elizabeth Siddal ayant été la maîtresse de Dante Gabriel Rossetti).

Sans titre – E. Rose / Photogramme Titanic

2.4. Une Ophélie miraculée

La représentation picturale la plus connue d’Ophélie, peinte en 1851 par John Everett Millais, porte les traits de la rousse Elizabeth Siddal – qui fait lien au personnage de Rose. Cette même année, Arthur Hughes présenta lui aussi à la Royal Academy – sans concertation préalable avec Millais, une autre Ophelia (rousse, également). Celle-ci, moins connu que celle de Millais, représente la jeune femme au moment où elle songe à tomber dans l’eau ; ce sera la seule peinture qui ne montre pas une Ophélie flottant sur l’eau.

Ophelia – Arthur Hughes (1851) / Ophelia – John Everett Millais (1851)

A la manière de Hughes, James Cameron nous livre une image moins conventionnelle du personnage désespéré. Mais, contrairement à Ophélie, Rose souhaite mourir pour échapper à la futilité de son existance toute tracée et à son milieu bourgeois, et non à cause de la perte d’un amour (Hamlet, pour Ophélie). Pour Rose, c’est l’amour qui est salvateur. En se suspendant au bastingage avec cette envie de mort, elle se transforme en proue tragique, annonçant presque le destin du navire.

Photogrammes Titanic

Il est intéressant de noter que l’actrice Kate Winslet fut choisie, parallèlement au tournage de Titanic, pour incarner le personnage d’Ophélie dans le film Hamlet de Kenneth Branagh, sorti en 1996. Film dans lequel elle chante, fidèlement au personnage shakespearien.

 

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys
(…)
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir (…) »

« Ophélie » – Arthur Rimbaud, Poésies (1870)

Photogrammes Titanic

Le personnage d’Ophélie, tiré de la pièce de théâtre Hamlet de William Shakespeare (Acte IV, Scène 7), est ancré dans l’inconscient collectif lorsque la question de mort dans l’eau – qui plus est celle d’une femme, est évoquée.
La figure de Rose est extrêmement blanche, comme décrite par Rimbaud dans son poème comme « blanche Ophélia », « grand lys » et « fantôme blanc », contrastant fortement avec le « fleuve noir ». Allongée sur le dos, regardant le ciel – « onde calme et noire où dorment les étoiles », Rose chante, à la manière d’Ophélie, un « vieil hymne ».  Cet hymne est celui de son histoire d’amour avec Jack, qu’ils ont chanté plus tôt dans le film, lors de leur premier baiser (et également plus longuement lors d’une scène coupée). Il s’agit d’une chanson populaire de l’époque (1911), intitulée « Come Josephine In My Flying Machine », sortie à l’occasion des premiers essais aériens. Ici encore, un lien est fait entre la mer et le ciel.

« (…) Sa robe se déploya et, pour quelques minutes,
La supporta sur l’eau telle une ondine,
Elle chantait des bribes de vieux hymnes,
Comme intouchée par sa propre détresse (…) »

Hamlet (Acte IV, Scène 7) – William Shakespeare (1603)

Mais sur cette eau noire, aucune présence physique de fleurs, puisqu’il ne s’agit pas d’un lac mais bien d’un océan. La seule fleur présente dans ce tableau est Rose elle-même ; son patronyme n’est pas choisi au hasard. Parmi les diverses fleurs au milieu desquels gît l’Ophélie d’Hamlet, des roses roses symbolisant la jeunesse, la beauté et l’amour sont toujours représentées. Les seules autres fleurs que nous voyons dans Titanic sont les nénuphars – fleurs aquatiques flottant sur l’eau, du tableau de Monet (Les Nymphéas) qui est en possession de Rose.

Malgré les similitudes des deux personnages, Rose ne connaîtra pas le même sort qu’Ophélie, puisqu’elle sera sauvée. Mais elle sera sauvée parce qu’elle cherchera à l’être. Si, plus tôt dans le film, Rose avait tenté de se suicider, quand elle gît réellement dans l’eau noire de l’océan, elle a envie de vivre, incarnant ainsi une femme moderne qui souhaite vivre pour ses idéaux et refuse de périr par amour.
Cependant, une image du navire rempli d’eau lors du naufrage nous offre la vision d’une Ophélie flottant, inerte, comme pour nous montrer que la référence est, malgré tout, faite jusqu’au bout.

Photogramme Titanic

Conclusion
Titanic raconte la mort d’un équipage et la naissance d’une femme de façons presque égales, poussant les différents mythes et symboles liés à l’eau à leur extrême et les mêlant entre eux, et cela toujours avec un intérêt constant pour l’art pictural. Titanic montre comment l’Homme peut être renversé par la nature qui l’entoure, mais aussi comment il peut maîtriser la nature et le destin en étant maître de lui-même.
Rose fait partie des êtres miraculeux, ceux qui en traversant les eaux ont traversé la mort. Au même titre que Moïse dans l’Ancien Testament, elle peut sauver un peuple et refaire le monde, lui insufflant des idées nouvelles et ses connaissances sur les choses de l’Homme, de l’amour, de la vie, de la mort et de l’art.

C’est tout, pour le moment.

Le Magicien d’Oz – There’s no place like home

2 Sep

Aujourd’hui, on s’intéresse au film le plus vu au monde, soit l’équivalent de La Bible pour les livres – si vous jouez au Trivial Poursuit vous savez de quoi je parle. Le Magicien d’Oz (The Wizard of Oz – 1939) de Victor Fleming, l’illustre réalisateur d’Autant en Emporte le Vent, adapté du roman de L. Frank Baum. Je suis si enthousiaste de parler de ce film que je danserai bien sur une route de briques jaunes en chantant, mais je pense que Dorothy et ses potes expriment l’essentiel ici :

Dorothy Gale s’ennuie dans la petite ferme du Kansas où elle vit avec son oncle et sa tante. Une horrible voisine riche et acariâtre veut lui enlever son chien, Toto. Elle ne peut rien faire contre et est désespérée. Lorsqu’un ouragan dévastateur passe sur la ferme, Dorothy est assommée et rêve qu’elle se retrouve à Oz, un pays peuplé de petits hommes où règnent des fées, mais surtout un grand magicien qui peut exaucer tous les souhaits. En chemin, pour le retrouver afin de rentrer chez elle, elle croise la route d’un épouvantail (qui n’a pas de cervelle), d’un homme de fer (qui n’a pas de cœur) et d’un lion (qui n’a pas de courage). Ils lutteront ensemble pour trouver ce fameux magicien, afin qu’il leur donne ce qui leur manque à tous.

Si l’histoire est globalement la même du livre au film, on ne retrouve presque rien de similaire du point de vue des détails, le changement le plus criant étant la couleur des fameuses chaussures de l’héroïne. Dans le roman, les souliers sont argentés. Dans le film, ils sont rouges (rubis, même). Pourquoi ? Parce que Le Magicien d’Oz est un des premiers films en Technicolor. Du milieu à la fin des années 30, la couleur à l’écran était une révolution et un véritable argument marketing (comme pour le son, le numérique et la 3D), les gens allaient au cinéma pour voir de la couleur à foison et constater le progrès. Les souliers de Dorothy, qui sont presque un personnage à part entière, ne pouvaient PAS être bêtement argentés.

Le Magicien d’Oz, c’est aussi Somewhere over the rainbow (Oscar de la meilleure chanson), chanté par Dorothy alors qu’elle est dans sa ferme perdue dans le Kansas, avec une image filmée en sépia. Dans son esprit d’enfant, elle ne connait qu’une seule chose de colorée : l’arc-en-ciel, et elle s’imagine un pays plein de couleurs, derrière l’arc-en-ciel, où les rêves se réalisent.

Puis, une tornade éclate (une des plus grosses craintes des États-Unis, le Kansas en étant le centre) et passe sur la ferme de Dorothy, qui n’a que le temps de se réfugier dans sa chambre. S’ensuivent des effets spéciaux incroyables qui montrent la ferme s’envoler (une reproduction miniature de la ferme était filmée au ralenti en train de tomber) et atterrir… derrière l’arc-en-ciel. 

Au tout début de la scène, l’image n’était pas filmée en sépia mais… en couleur! L’intérieur de la ferme avait été peint en marron, et une doublure de Dorothy (si l’on regarde de près, on remarque très bien que ce n’est pas Judy Garland) vêtue d’une robe couleur « sépia » ouvre la porte de dos. Puis, la vraie Dorothy fait son entrée avec sa robe bleue.

Le passage du sépia à la couleur est une excellente utilisation de la nouveauté pour rendre le changement d’univers flagrant. L’émerveillement du spectateur (qui a payé sa place pour voir de la couleur) est encore plus grand. Après avoir été coincé dans des teintes sépia durant les 20 premières minutes, une porte s’ouvrant sur les couleurs de l’arc-en-ciel nous contente et nous fait réellement changer d’univers en même temps que Dorothy.
Pour marquer encore plus le temps de l’émerveillement, il n’y a aucune musique avant l’ouverture de la porte, puis elle redémarre avec l’apparition des couleurs. Le parlé/chanté marque également la différenciation des deux mondes. Avant d’arriver à Oz, il n’y a eu qu’une seule chanson (Somewhere over the rainbow), très mélancolique. Après son arrivée, les scènes chantées et dansées s’enchaînent à grande vitesse, avec des rythmes beaucoup plus joyeux.

L’autre passage important du film avec l’arrivée à Oz, c’est le départ d’Oz. Une fois sa mission terminée, Dorothy apprend qu’elle avait le pouvoir de rentrer chez elle dès le début, grâce à ses souliers et à une formule magique : « There’s no place like home ».

La traduction littérale de cette formule magique donnerait « Il n’y a pas d’endroit comme chez soi », étrangement la VF traduit comme ceci : « Je veux retrouver ceux que j’aime ». La version originale ferait référence à la situation des États-Unis qui, ne sachant pas comment se positionner par rapport à la guerre qui avait lieu en Europe, préféraient « rester chez eux » et fermer les portes.
En revanche, l’histoire de cette fillette qui s’ennuie dans sa ferme loin de tout et cherche à s’évader pour s’accomplir est caractéristique du rêve américain. Le pays d’Oz peut être perçu comme un El Dorado, nécessaire au parcours initiatique des héros. On peut voir la Cité d’Émeraude (où règne le magicien) comme un New York fantastique avec ses hautes tours qui scintillent. Finalement, Oz est une terre d’accueil où l’on aide les vagabonds et laissés pour compte (Dorothy qui est loin de chez elle et n’a pas de parents, et ses 3 amis à qui il manque des qualités vitales). Mais la moralité de ce film sur l’exil (fantastique, musical et coloré, ça passe mieux) est que le seul foyer dans lequel on se trouve bien, c’est celui que l’on se fabrique soi-même, avec ses amis, la famille n’ayant presque aucun rôle ici.

Une citation : « Toto, I’ve got a feeling we’re not in Kansas anymore. » Dorothy Gale

A savoir : Cette réplique est classée 4e plus grande réplique du cinéma américain. | A l’origine, la Méchante Sorcière de l’Ouest devait être sublime et sexy, mais le réalisateur s’est raisonné : ce n’était pas possible, les méchants sont vieux et moches.| Judy Garland avait 17 ans, elle a du perdre plusieurs kilos et se faire comprimer la poitrine pour ce rôle, Dorothy étant censée être une petite fille.